Mark Lanegan
Straight Songs Of Sorrow |
Label :
Heavenly |
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Personnellement, ce Straight Songs of Sorrow, le douzième album de Mark Lanegan, fut assez compliqué à appréhender. Non pas parce qu'il est arrivé sept mois à peine après Somebody's Knocking (paru en octobre 2019), mais bien à cause de sa profonde raison d'être. Il est en effet présenté par Lanegan comme étant "le cadeau" qu'il a tiré du douloureux processus d'écriture de son autobiographie Sing Backwards and Weep, sortie quelques jours avant ce nouveau disque. Ce bouquin est l'un des plus dévastateurs que j'ai été amené à lire, tantôt insoutenable et d'une insondable tristesse, tantôt emprunt d'un humour sarcastique et distancié très appréciable, octroyant quelques salvatrices respirations au milieu d'un océan, il faut bien le dire et ça ne surprendra pas grand monde, de situations qui ne font que se détériorer au fil des pages, miroirs d'une vie délabrée, délitée au possible et, par moments, absolument sans issue. Mais Mark, on ne sait trop comment et contrairement à d'autres plus célèbres que lui (dont certains de ses amis très proches), l'a trouvée, cette foutue issue, et est toujours parmi nous, ce qui tient tout bonnement du miracle, je ne vois pas d'autre mot, surtout à la lumière crue de son récit.
Depuis qu'il a réactivé sa carrière solo en 2012 avec Blues Funeral, il n'a jamais cessé d'être actif, publiant des albums sans relâche et multipliant les tributes, les collaborations et les apparitions chez d'autres (avec Duke Garwood, Unkle, Neko Case, Humanist, Not Waving, Hey Colossus, pour n'en citer qu'une poignée), un peu comme s'il voulait rattraper le temps et ces années dont il se demandait s'il en verrait le bout et où il publiait des disques qui ne le satisfaisaient pas toujours (mais que beaucoup vénèrent aujourd'hui, moi le premier). La décennie qui vient de s'achever l'a surtout vu se frotter à de nouveaux styles, s'essayer à des sonorités plus synthétiques et entraînantes, tout en conservant ce ton lugubre et désenchanté qui n'appartient qu'à lui. Alors après avoir fait le bilan par écrit de ces années 90 maudites par bien des aspects, il le fait en musique avec ce Straight Songs of Sorrow, un titre qui ne manque évidemment pas d'à-propos. Très logiquement, on croise sur cet album des thèmes, des personnes, des situations déjà évoqués dans son livre et on discerne dans les paroles le même ton très dur et direct. Mark s'exprime sans ambages, accable la personne qu'il était à l'époque et ne s'épargne aucune critique, particulièrement les plus graves ("On a night I can't forget / I burned my love with a cigarette" dans "At Zero Below") ; les remords, la culpabilité sont toujours présents ("By all rights we should be gone / But you and me still hanging on" dans "Hanging On (For DRC)") ; jamais il ne s'était livré aussi personnellement et puissamment sur un disque. Et malgré les horreurs qu'il nous raconte, il n'en apparaît que plus humain, avec ses failles béantes et ses cruelles désillusions existentielles.
Pour ces raisons spécifiques, nous sommes face à l'un de ses travaux les plus importants, de ceux qui s'imposent d'emblée par leur nature intrinsèque et dont le processus qui en est à l'origine dépasse quelque peu le contenu. Plusieurs autres indices nous indiquent que nous sommes bien en présence d'un album particulier : il le signe de son nom seul, alors qu'il était très régulièrement accompagné de son Band ces dernières années, même si au final, la différence n'est pas flagrante lorsque l'on jette un œil sur le personnel qui a pris part à l'enregistrement. On retrouve l'indispensable Alain Johannes, Sietse Van Gorkom et Greg Dulli, tous des habitués, quelques invités de renom comme John Paul Jones, Warren Ellis ou Adrian Utley, et de vieilles connaissances tels Jack Irons et Dylan Carlson. Des gars fiables, assurément. Il faut aussi noter que jamais Lanegan n'a autant joué d'instruments sur l'un de ses albums (ça lui arrivait de grattouiller une guitare de temps à autre) et la kyrielle de claviers et de synthés qu'il utilise ici est inédite et impressionnante. Encore un signe de son investissement personnel dans la réalisation de ce Straight Songs of Sorrow.
Et c'est ainsi que, secondé et impliqué comme rarement, Mark nous livre son album le plus long, le plus divers, peut-être le plus inventif même, abordant la plupart des genres et styles qui ont abreuvé sa musique depuis ses débuts jusqu'à ce qu'il fait depuis plusieurs années. Les morceaux acoustiques sont de toute beauté ("Apples From A Tree", "Hanging On (For DRC)"), surtout l'incroyable "Stockholm City Blues", à l'atmosphère nocturne impénétrable et aux paroles frontales ("I pay for this pain I put into my blood / No one could ever tell me that enough's enough"), atmosphère sourde que l'on retrouve sur la superbe "Daylight In The Nocturnal House", dotée de cordes délicates et de chœurs en suspension. Ses envies synthétiques désormais bien ancrées sont également présentes, notamment avec la massive "I Wouldn't Want To Say", impressionnante et inarrêtable mise en bouche à la rythmique, aux claviers et guitares qui s'infiltrent partout, mais aussi avec "Skeleton Key", le véritable temps fort du disque, long et lent serpent monolithique d'une noirceur absolue ("I spent my life, tryin' every way to die / Is it my fate to be the last one standin'?"), guidé par des instruments qui jouent à celui qui mettra les autres six pieds sous terre le plus brutalement possible.
D'autres titres semblent moins lourds, en apparence seulement, comme le très entraînant "Bleed All Over" ou l'étonnant "Ketamine" (qui a l'air de rien, mais qui fonctionne vraiment bien), ou bien encore "This Game of Love", joli duo entre Mark et Shelley Brien, sa compagne à la ville comme sur scène. Certains morceaux surprennent réellement, comme ce "Churchbells, Ghosts" et son piano inattendu qui instaure une certaine légèreté en dépit de paroles pas vraiment joyeuses, ou encore "Internal Hourglass Discussion" où le chant de Lanegan se fait un brin aérien. Sur la fin, "Ballad Of A Dying Rover", "Burying Ground" et "At Zero Below" en remettent une couche dans le sinistre (leurs titres parlent d'eux-mêmes), chacun à leur manière et illustrent bien les envies musicales diverses du chanteur, qui montre une fois encore sa formidable faculté d'adaptation, peu importe le genre envisagé. "Eden Lost And Found", sur un synthé aux allures d'orgue et des cordes soyeuses, fait office de rédemption finale pour Lanegan ("Daylight is comin' / Daylight's callin' me"), enfin libéré de ses tourments et prêt à découvrir ce que la vie lui réserve encore.
Œuvre faisant le bilan d'une vie consumée par tous les bouts autant que celle de l'inévitable catharsis qui devait bien finir par arriver et remarquable panorama de ce que ce chaos a engendré musicalement après plus de trente ans d'un parcours fascinant et passionnant, Straight Songs of Sorrow est déjà l'un des albums les plus importants de son auteur. Pas le meilleur ni le plus cohérent ou immersif (certaines chansons se suffisent largement à elles-mêmes et ne souffrent pas d'être écoutées séparément des autres), mais tellement marquant par ce qu'il charrie, invoque et provoque chez l'auditeur et ce qu'il signifie pour son créateur damné revenu de tout. Mark Lanegan, il le dit lui-même très lucidement et conscient de son parcours fracassé, ne devrait plus être de ce monde depuis longtemps. Grâce soit rendue à la Vie, au Destin ou à ce que vous voudrez, il est toujours là. Et pour un moment encore, espérons-le.
Depuis qu'il a réactivé sa carrière solo en 2012 avec Blues Funeral, il n'a jamais cessé d'être actif, publiant des albums sans relâche et multipliant les tributes, les collaborations et les apparitions chez d'autres (avec Duke Garwood, Unkle, Neko Case, Humanist, Not Waving, Hey Colossus, pour n'en citer qu'une poignée), un peu comme s'il voulait rattraper le temps et ces années dont il se demandait s'il en verrait le bout et où il publiait des disques qui ne le satisfaisaient pas toujours (mais que beaucoup vénèrent aujourd'hui, moi le premier). La décennie qui vient de s'achever l'a surtout vu se frotter à de nouveaux styles, s'essayer à des sonorités plus synthétiques et entraînantes, tout en conservant ce ton lugubre et désenchanté qui n'appartient qu'à lui. Alors après avoir fait le bilan par écrit de ces années 90 maudites par bien des aspects, il le fait en musique avec ce Straight Songs of Sorrow, un titre qui ne manque évidemment pas d'à-propos. Très logiquement, on croise sur cet album des thèmes, des personnes, des situations déjà évoqués dans son livre et on discerne dans les paroles le même ton très dur et direct. Mark s'exprime sans ambages, accable la personne qu'il était à l'époque et ne s'épargne aucune critique, particulièrement les plus graves ("On a night I can't forget / I burned my love with a cigarette" dans "At Zero Below") ; les remords, la culpabilité sont toujours présents ("By all rights we should be gone / But you and me still hanging on" dans "Hanging On (For DRC)") ; jamais il ne s'était livré aussi personnellement et puissamment sur un disque. Et malgré les horreurs qu'il nous raconte, il n'en apparaît que plus humain, avec ses failles béantes et ses cruelles désillusions existentielles.
Pour ces raisons spécifiques, nous sommes face à l'un de ses travaux les plus importants, de ceux qui s'imposent d'emblée par leur nature intrinsèque et dont le processus qui en est à l'origine dépasse quelque peu le contenu. Plusieurs autres indices nous indiquent que nous sommes bien en présence d'un album particulier : il le signe de son nom seul, alors qu'il était très régulièrement accompagné de son Band ces dernières années, même si au final, la différence n'est pas flagrante lorsque l'on jette un œil sur le personnel qui a pris part à l'enregistrement. On retrouve l'indispensable Alain Johannes, Sietse Van Gorkom et Greg Dulli, tous des habitués, quelques invités de renom comme John Paul Jones, Warren Ellis ou Adrian Utley, et de vieilles connaissances tels Jack Irons et Dylan Carlson. Des gars fiables, assurément. Il faut aussi noter que jamais Lanegan n'a autant joué d'instruments sur l'un de ses albums (ça lui arrivait de grattouiller une guitare de temps à autre) et la kyrielle de claviers et de synthés qu'il utilise ici est inédite et impressionnante. Encore un signe de son investissement personnel dans la réalisation de ce Straight Songs of Sorrow.
Et c'est ainsi que, secondé et impliqué comme rarement, Mark nous livre son album le plus long, le plus divers, peut-être le plus inventif même, abordant la plupart des genres et styles qui ont abreuvé sa musique depuis ses débuts jusqu'à ce qu'il fait depuis plusieurs années. Les morceaux acoustiques sont de toute beauté ("Apples From A Tree", "Hanging On (For DRC)"), surtout l'incroyable "Stockholm City Blues", à l'atmosphère nocturne impénétrable et aux paroles frontales ("I pay for this pain I put into my blood / No one could ever tell me that enough's enough"), atmosphère sourde que l'on retrouve sur la superbe "Daylight In The Nocturnal House", dotée de cordes délicates et de chœurs en suspension. Ses envies synthétiques désormais bien ancrées sont également présentes, notamment avec la massive "I Wouldn't Want To Say", impressionnante et inarrêtable mise en bouche à la rythmique, aux claviers et guitares qui s'infiltrent partout, mais aussi avec "Skeleton Key", le véritable temps fort du disque, long et lent serpent monolithique d'une noirceur absolue ("I spent my life, tryin' every way to die / Is it my fate to be the last one standin'?"), guidé par des instruments qui jouent à celui qui mettra les autres six pieds sous terre le plus brutalement possible.
D'autres titres semblent moins lourds, en apparence seulement, comme le très entraînant "Bleed All Over" ou l'étonnant "Ketamine" (qui a l'air de rien, mais qui fonctionne vraiment bien), ou bien encore "This Game of Love", joli duo entre Mark et Shelley Brien, sa compagne à la ville comme sur scène. Certains morceaux surprennent réellement, comme ce "Churchbells, Ghosts" et son piano inattendu qui instaure une certaine légèreté en dépit de paroles pas vraiment joyeuses, ou encore "Internal Hourglass Discussion" où le chant de Lanegan se fait un brin aérien. Sur la fin, "Ballad Of A Dying Rover", "Burying Ground" et "At Zero Below" en remettent une couche dans le sinistre (leurs titres parlent d'eux-mêmes), chacun à leur manière et illustrent bien les envies musicales diverses du chanteur, qui montre une fois encore sa formidable faculté d'adaptation, peu importe le genre envisagé. "Eden Lost And Found", sur un synthé aux allures d'orgue et des cordes soyeuses, fait office de rédemption finale pour Lanegan ("Daylight is comin' / Daylight's callin' me"), enfin libéré de ses tourments et prêt à découvrir ce que la vie lui réserve encore.
Œuvre faisant le bilan d'une vie consumée par tous les bouts autant que celle de l'inévitable catharsis qui devait bien finir par arriver et remarquable panorama de ce que ce chaos a engendré musicalement après plus de trente ans d'un parcours fascinant et passionnant, Straight Songs of Sorrow est déjà l'un des albums les plus importants de son auteur. Pas le meilleur ni le plus cohérent ou immersif (certaines chansons se suffisent largement à elles-mêmes et ne souffrent pas d'être écoutées séparément des autres), mais tellement marquant par ce qu'il charrie, invoque et provoque chez l'auditeur et ce qu'il signifie pour son créateur damné revenu de tout. Mark Lanegan, il le dit lui-même très lucidement et conscient de son parcours fracassé, ne devrait plus être de ce monde depuis longtemps. Grâce soit rendue à la Vie, au Destin ou à ce que vous voudrez, il est toujours là. Et pour un moment encore, espérons-le.
Parfait 17/20 | par Poukram |
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