Screaming Trees
Dust: Expanded Edition |
Label :
Cherry Red |
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Pendant toute leur carrière, les Screaming Trees ont constamment été un groupe en marge et n'ont jamais vraiment rien fait comme leurs pairs de la scène de Seattle des années 80-90. Le style de leurs débuts n'avait pas grande chose à voir avec le son qui se développait dans la ville pluvieuse du nord-ouest américain. Au mélange saturé et lourd de punk et de heavy metal qui s'y développait à la fin des 80's, les Trees ont élaboré une mixture mêlant rock garage et punk sous perfusion psychédélique, avant de toutefois muter, à l'heure de l'explosion du grunge, vers un rock plus lourd, davantage en phase avec ce que produisaient leurs contemporains de la scène alternative, et dont Sweet Oblivion (1992) reste l'éclatant témoignage. Et bien qu'Epic, leur major de maison de disques, attendait qu'ils transforment l'essai du point de vue commercial en lui donnant rapidement un successeur, celui-ci mit finalement quatre années à voir le jour. De premières sessions d'enregistrement en 1994 avec Don Fleming, le producteur de Sweet Oblivion (et d'artistes allant de Sonic Youth à Teenage Fanclub, en passant par Hole, les Posies ou Alice Cooper), échouèrent en raison de titres pas suffisamment bons selon l'aveu du groupe. Ce manque d'inspiration manifeste peut sans doute aussi être relié au lourd contexte humain et personnel du moment : l'éreintante tournée de Sweet Oblivion avait duré une année entière, ravivant rapidement les tensions entre les membres de la formation. Ils décidèrent par conséquent de s'octroyer une longue pause, durant laquelle Mark Lanegan s'attela à la laborieuse conception de Whiskey for the Holy Ghost, son monumental deuxième album solo, qui sortit finalement en janvier 1994. Enfin et surtout, et pour ne rien arranger à l'affaire, le décès de Kurt Cobain en avril de cette même année les toucha au cœur, surtout Lanegan, lui qui était un des plus proches amis du chanteur de Nirvana. Bien difficile dans ces conditions d'avoir l'esprit clair et de s'investir pleinement dans un processus créatif. Les musiciens se retrouvèrent donc l'année suivante en studio avec le producteur George Drakoulias (The Black Crowes, The Jayhawks) pour enfin donner corps à leur nouveau disque.
Et le moins que l'on puisse dire, c'est que les Trees ne se ratèrent pas, puisqu'ils composèrent tout simplement leur meilleur album, le majestueux Dust, publié le 25 juin 1996 et qui se voit offrir une réédition vingt-et-un an après, réédition objet de cette chronique. Mais, manque de bol pour eux (ou pas), il s'avéra aussi être leur dernier, le groupe se séparant quatre années plus tard, en 2000, notamment en raison de l'insuccès de ce qui fut par conséquent leur chant du cygne, le plus parfait d'un point de vue artistique, confirmant bien malgré eux leur statut d'éternels outsiders du genre. En effet, en cette année 1996, la mode du rock gras et dépressif était passée : Cobain n'était plus de ce monde depuis deux ans, Alice In Chains était un groupe en état de mort cérébrale que seule la sortie de leur incroyable Unplugged et quelques concerts en première partie de Kiss devait ranimer, Soundgarden, malgré un plus qu'excellent Down on the Upside, n'avait plus qu'un an à vivre, et Pearl Jam voyait son succès s'effriter, en dépit là aussi d'un fantastique No Code, pour ne parler que des têtes de gondole du mouvement.
Mais en dépit de tout cela et plus de vingt ans plus tard, Dust reste un album phénoménal, d'une finesse surprenante et d'une richesse qui se révèle toujours écoute après écoute. Aucun morceau n'est à jeter, ils ont chacun une identité bien propre et forment pourtant un tout d'une cohérence et d'une consistance remarquables et redoutables. L'influence de Mark Lanegan et de son travail en solo se fait ressentir et l'on peut tisser quelques liens, notamment au niveau de l'atmosphère générale du disque, avec son Scraps at Midnight paru en 1998, soit deux ans après Dust. Les frères Conner et Barrett Martin ne s'en laissent pas pour autant compter et sont au zénith de leurs capacités, les riffs étant particulièrement inventifs et percutants, alors que le batteur-bûcheron allie à la perfection puissance et souplesse dans son jeu. En résulte des morceaux impressionnants aux mélodies plus brillantes et frappantes les unes que les autres que met en relief, sur cette réédition, un remastering qui, s'il n'était pas d'une nécessité impérieuse, l'album original ayant plus que bien vieilli, s'avère vraiment très réussi et équilibré, puisqu'il parvient à faire parfaitement ressortir toute la subtilité et la richesse des arrangements. Ici les guitares ou la basse, là les voix et les harmonies, ailleurs les percussions et les divers claviers employés (mellotron, orgue, harmonium, piano).
On se délecte alors du chant à la fois soyeux et rêche de Lanegan (le refrain de "All I Know", "Look At You", "Make My Mind", "Traveler", et toutes les autres en réalité), des solos éruptifs de Gary Lee ("Witness", "Make My Mind"), de celui non moins réussi de Mike McCready, qui passait par là, sur "Dying Days", de l'influence un peu psychédélique des débuts toujours bien présente ("Dime Western", "Halo Of Ashes") et surtout des deux bijoux absolus de cet album que sont "Sworn And Broken" et "Gospel Plow", qui comptent, et de loin, parmi les meilleures compositions du groupe. La première est peut-être ma favorite de toute leur œuvre : impossible de résister au chant suave de Lanegan, à ses paroles évoquant le temps qui passe, irrémédiable et implacable, qui a brisé les promesses avides de la jeunesse ("Took an oath for a promise sworn and broken") et changé le monde sans que l'on s'en soit aperçu ("Come January, I swear this world / Won't be the one that we once lived on"). À moins que ce ne soit nous qui avons changé sans le voir. Nostalgique, il l'est assurément ("On Monday morning you can't wake up / Still dreaming of what could have been / Something good has gone and left you / It's another tear, one more denial"), mais ce sentiment est si magnifiquement présenté que l'on ne peut qu'y succomber : le violoncelle s'en fait l'écho au début, tous les instruments se rejoignent ensuite rapidement avec fluidité avant que n'éclate ce solo de ce qui semble être un clavecin, de la main de Benmont Tench, un des Heartbreakers de Tom Petty. Aux premières écoutes, la présence de cet instrument, au rendu sonore un peu criard, peut paraître incongrue et déplacée, mais au fur et à mesure, on se rend compte qu'il est parfaitement à sa place, intégré à la chanson et que, musicalement, il en constitue le point d'orgue. Sans ce solo, il est évident que le morceau n'aurait pas le même impact, la même force, le même attrait, ce petit grain de folie qui fait toute la différence. Ce pas de côté instrumental fait plus que porter ses fruits, il transcende totalement le titre et le consacre comme l'un des plus fins et subtils du répertoire du groupe d'Ellensburg.
"Gospel Plow", quant à elle, est d'une autre nature. À l'origine une folk-song du corpus traditionnel américain, reprise notamment par Duke Ellington et Bob Dylan sur son tout premier album, son titre a des origines à chercher dans la Bible (Luc, 9 : 62 pour les curieux) et les deux vers initiaux de la version des Trees font d'ailleurs directement référence au texte de l'évangéliste ("If you want to get to Heaven let me tell you how / Keep your hand on the Gospel plow"). Elle est également connue sous le titre "Hold On", mots qui suivent directement les emprunts bibliques. Marie et Jésus sont eux évoqués un peu plus loin ("Mary had a golden chain / Every link spelt Jesus' name"), ce passage-ci faisant peut-être référence à la version de Dylan. Le reste du texte s'écarte du thème religieux et renoue le fil avec des préoccupations plus terrestres (quoique) sur l'espace, l'esprit et le temps ("I never find a way now to kill the time"). Cette ballade funèbre, qui sent bon le séjour au désert pour ses créateurs, constitue la plus parfaite des conclusions pour ce disque à l'apparence classique, mais qui est en réalité vraiment à part dans l'œuvre des Screaming Trees. L'ambiance hallucinée et hors du temps, suspendue et indécise du début et de la fin du morceau, instaurée par des claviers et des percussions étranges, le voyage intérieur auquel nous convie le cœur du titre grâce à l'apport du mellotron, de cette batterie imperturbable et inflexible, de ces guitares endiablées, sans oublier un Mark Lanegan revêtu de ses plus beaux habits de prêcheur répandant la bonne parole avec une conviction inébranlable, tout cela parachève un album (et la carrière du groupe en définitive) d'une puissance peu commune et qui échappe, encore aujourd'hui, à une qualification certaine, de par sa diversité sonore, son immense qualité et sa subtilité, inattendue venant d'un groupe comme les Trees, en outre issu d'un courant musical pas franchement réputé pour sa finesse (même si, comme d'habitude, le Diable se cache dans les détails).
Et cette difficulté à classer un temps soit peu cet album et à situer le groupe n'a pas franchement dû s'arranger avec la discrétion de cette réédition. Elle est sortie sur le label indépendant londonien Cherry Red Records qui, après s'être illustré dans le punk, le post-punk et le rock alternatif dans les années 70 et 80 (en publiant notamment les Dead Kennedys), s'est depuis pour partie spécialisé dans ce domaine des rééditions. Celle qui nous occupe était passée totalement sous mon radar, puisque j'ignorais alors tout de ce label. Je n'ai pas dû être le seul et cela n'a pu que renforcer davantage encore le statut de perdants magnifiques des Screaming Trees (et en même temps, qui s'intéresse encore à ce groupe dans les années 2010 ?), toujours invisibles malgré cette ressortie de qualité. Alors que, ces dernières années, les principaux groupes issus de la scène de Seattle (à l'exception notable d'Alice In Chains) ont vu leur œuvre plus ou moins complètement rééditée à mesure que leurs albums atteignaient des âges un peu respectables, les Trees se sont distingués en laissant la leur totalement de côté. Des formations d'importance plus ou moins semblable à la leur ont pourtant vu certains de leurs disques retrouver la lumière plus tôt, des parrains du genre tels Mudhoney, Green River ou Mother Love Bone, en passant par les gros bûcherons de Tad ou même les Afghan Whigs, qui étaient plus ou moins intégrés à cette même scène (et l'on peut saluer ici la politique patrimoniale de Sub Pop quant à son catalogue ancien, puisque le mythique label est souvent à l'origine de ces belles rééditions).
Plusieurs raisons peuvent être avancées pour expliquer le peu de cas que font les anciens Screaming Trees de leur œuvre passée : d'abord tous les membres du groupe, après leur séparation en 2000, ne sont pas restés inactifs et ont participé à divers projets musicaux, quand ils n'ont pas poursuivi une carrière déjà largement entamée. Revenir en arrière ne devait donc pas constituer pour eux une priorité, loin de là, même si Barrett Martin et Mark Lanegan se sont par ailleurs investis dans un projet de ce genre en participant à la réédition d'Above de Mad Season en 2013 ; d'autre part, si les relations pour le moins orageuses entre Lanegan et les frères Conner durant l'existence de la formation sont aujourd'hui devenues, selon ce que j'en ai compris, plus amicales et cordiales qu'auparavant, le temps ayant sans doute fait son œuvre, ces derniers ne se croisent de toute façon apparemment guère plus, ceci pouvant alors aussi expliquer l'absence de rééditions des disques de leur groupe commun. Les interviews du premier sur le sujet Trees témoignent assez bien de la situation lorsqu'il évoque cette période de sa vie et ses anciens comparses, qui d'amis étaient devenus, au fil des années, des collègues de boulot plus qu'autre chose. À la lumière de ces divers éléments, on comprend mieux pourquoi la première réédition d'un album de la formation n'est apparue qu'en 2017, alors que leurs autres disques attendent bien sagement leur tour, qui ne viendra peut-être jamais. À quand une ressortie de Clairvoyance, leur premier LP, de leur fantastique EP Change Has Come ou bien du tout aussi merveilleux EP en collaboration avec Beat Happening, Beat Happening/Screaming Trees ? Ces trois-là en auraient bien besoin.
Mais ne boudons pas pour autant notre plaisir, bien au contraire, et saluons le travail impeccable de Cherry Red qui, en ressortant ce disque, fait preuve de courage tout autant que de bon goût. Et comme toute Expanded Edition qui se respecte, celle de Dust propose un deuxième disque, composé de faces-b, de singles, d'outtakes, de lives ou encore de reprises utilisées à diverses fins. Rien n'est ici inédit, puisque tous les morceaux ont déjà été publiés d'une manière ou d'une autre, mais la difficulté pour se procurer certains de leurs supports respectifs à des prix décents, provoquant alors la rareté de quelques-uns de ces titres, rend in fine très appréciable cette réédition, toutes ces chansons se retrouvant alors avantageusement rassemblées en son sein.
Les faces-b du single de "All I Know", "Wasted Time" et "Silver Tongue", sont des rescapées des sessions de 1994 avec Don Fleming et il aurait vraiment été dommage de s'en priver tant elles sont réussies, la première avec son refrain entraînant et son solo de gratte déchaîné, et la seconde avec ses chœurs et son piano assez irrésistibles. "Paperback Bible" et "Watchpocket Blues", issues des mêmes sessions, sont elles déjà parues sur Ocean of Confusion: Songs of Screaming Trees 1990–1996 en 2005 et montre que, malgré les dires du groupe, l'inspiration ne l'avait pas complètement quitté à cette époque, même si ces deux chansons ne sont pas du même niveau que les morceaux de Dust. Les versions live de "Butterfly", "Dollar Bill" et "Caught Between/The Secret Kind", qui accompagnent "Sworn And Broken" sur son single, nous replongent dans l'époque d'Uncle Anesthesia et de Sweet Oblivion et nous font entendre que, lorsqu'ils s'étaient levés du bon pied, les Trees s'avéraient tout à fait excellents sur scène. De plus, de manière un peu étrange, on retrouve également les faces-b de "Butterfly", dernier single de Sweet Oblivion (peut-être pour compenser le fait que celui de "Dying Days" n'en comptait pas). Mais, là aussi, il aurait été fâcheux de ne pas profiter de ces deux reprises que sont "Morning Dew" et "Freedom". La première, composée à l'origine par Bonnie Dobson en 1961 et popularisée après avoir été réarrangée par Tim Rose en 1967, marque par la souplesse des jeux de guitare et de batterie proposés et témoigne des choix judicieux et originaux des quatre hommes dans le choix de leurs reprises, preuve d'une culture musicale éclectique, ce goût certain en la matière se retrouvant en fait tout au long de leur carrière, puisqu'ils ont aussi enregistré des morceaux d'artistes et groupes aussi divers que le Velvet Underground, Cream, Jimi Hendrix, les Small Faces, les Sonics, Thomas A Dorsey ou encore Black Sabbath et même Jethro Tull.
Cette versatilité dans leur sélection tout comme leur aisance dans cet exercice pourtant peu évident se confirme de splendide façon avec leur version incandescente de "Freedom", à l'origine une composition de Buffalo, pionnier australien du hard rock et heavy metal à tendance psychédélique, dont on se souvient surtout pour son Volcanic Rock de 1973. La reprise des Trees est un long trip halluciné de plus de douze minutes où la rythmique hypnotique de Barrett Martin et Van Conner nous guide vers la guitare gémissante et stridente de Gary Lee et la voix d'outre-tombe de Lanegan, éraillée comme rarement. Un moment intense, lent, brut, chaotique et glauque, les "Travel on to freedom" répétés comme un mantra par le chanteur transformé en chaman résonnant pour longtemps dans la tête. Toujours sur le créneau de la reprise, on retrouve également leur interprétation, cette fois-ci assez sage, de "Working Class Hero", la contribution du groupe à l'album hommage à John Lennon Working Class Hero: A Tribute to John Lennon, sorti en 1995 (où l'on croise aussi Mad Season et leur version de "I Don't Wanna Be a Soldier"), tout comme leur participation à la BO du True Lies de James Cameron de 1994, avec leur reprise de "Darkness Darkness" des Youngbloods, tiré d'Elephant Mountain (1969). Reprenant au début les éléments folks d'un original déjà d'excellente facture, la formation, dans une lente progression, lui ajoute une providentielle couche de gras du plus bel effet pour un résultat très convaincant.
Depuis longtemps, je cherchais une occasion pour écrire sur cet album étonnant et fascinant qui me tient particulièrement à cœur. Cette réédition m'en a offert le prétexte bienvenu. J'ai certainement trop longuement disserté à son sujet, mais parler encore et encore des Screaming Trees et de ce Dust, qui se trouve être aussi méconnu que grand, de cette période où le rock bouillonnait et enfantait des disques toujours si intenses et mémorables de nos jours, dont certains restent sans doute à découvrir, ne sera jamais une perte de temps me concernant. La postérité des Trees ne changera évidemment pas avec cette chronique, il est bien trop tard pour cela, mais si elle permet à quelque personne égarée en ces lieux de s'intéresser à ce fabuleux classique négligé des années 90, j'en serais très heureux. Et c'est bien là l'essentiel.
Et le moins que l'on puisse dire, c'est que les Trees ne se ratèrent pas, puisqu'ils composèrent tout simplement leur meilleur album, le majestueux Dust, publié le 25 juin 1996 et qui se voit offrir une réédition vingt-et-un an après, réédition objet de cette chronique. Mais, manque de bol pour eux (ou pas), il s'avéra aussi être leur dernier, le groupe se séparant quatre années plus tard, en 2000, notamment en raison de l'insuccès de ce qui fut par conséquent leur chant du cygne, le plus parfait d'un point de vue artistique, confirmant bien malgré eux leur statut d'éternels outsiders du genre. En effet, en cette année 1996, la mode du rock gras et dépressif était passée : Cobain n'était plus de ce monde depuis deux ans, Alice In Chains était un groupe en état de mort cérébrale que seule la sortie de leur incroyable Unplugged et quelques concerts en première partie de Kiss devait ranimer, Soundgarden, malgré un plus qu'excellent Down on the Upside, n'avait plus qu'un an à vivre, et Pearl Jam voyait son succès s'effriter, en dépit là aussi d'un fantastique No Code, pour ne parler que des têtes de gondole du mouvement.
Mais en dépit de tout cela et plus de vingt ans plus tard, Dust reste un album phénoménal, d'une finesse surprenante et d'une richesse qui se révèle toujours écoute après écoute. Aucun morceau n'est à jeter, ils ont chacun une identité bien propre et forment pourtant un tout d'une cohérence et d'une consistance remarquables et redoutables. L'influence de Mark Lanegan et de son travail en solo se fait ressentir et l'on peut tisser quelques liens, notamment au niveau de l'atmosphère générale du disque, avec son Scraps at Midnight paru en 1998, soit deux ans après Dust. Les frères Conner et Barrett Martin ne s'en laissent pas pour autant compter et sont au zénith de leurs capacités, les riffs étant particulièrement inventifs et percutants, alors que le batteur-bûcheron allie à la perfection puissance et souplesse dans son jeu. En résulte des morceaux impressionnants aux mélodies plus brillantes et frappantes les unes que les autres que met en relief, sur cette réédition, un remastering qui, s'il n'était pas d'une nécessité impérieuse, l'album original ayant plus que bien vieilli, s'avère vraiment très réussi et équilibré, puisqu'il parvient à faire parfaitement ressortir toute la subtilité et la richesse des arrangements. Ici les guitares ou la basse, là les voix et les harmonies, ailleurs les percussions et les divers claviers employés (mellotron, orgue, harmonium, piano).
On se délecte alors du chant à la fois soyeux et rêche de Lanegan (le refrain de "All I Know", "Look At You", "Make My Mind", "Traveler", et toutes les autres en réalité), des solos éruptifs de Gary Lee ("Witness", "Make My Mind"), de celui non moins réussi de Mike McCready, qui passait par là, sur "Dying Days", de l'influence un peu psychédélique des débuts toujours bien présente ("Dime Western", "Halo Of Ashes") et surtout des deux bijoux absolus de cet album que sont "Sworn And Broken" et "Gospel Plow", qui comptent, et de loin, parmi les meilleures compositions du groupe. La première est peut-être ma favorite de toute leur œuvre : impossible de résister au chant suave de Lanegan, à ses paroles évoquant le temps qui passe, irrémédiable et implacable, qui a brisé les promesses avides de la jeunesse ("Took an oath for a promise sworn and broken") et changé le monde sans que l'on s'en soit aperçu ("Come January, I swear this world / Won't be the one that we once lived on"). À moins que ce ne soit nous qui avons changé sans le voir. Nostalgique, il l'est assurément ("On Monday morning you can't wake up / Still dreaming of what could have been / Something good has gone and left you / It's another tear, one more denial"), mais ce sentiment est si magnifiquement présenté que l'on ne peut qu'y succomber : le violoncelle s'en fait l'écho au début, tous les instruments se rejoignent ensuite rapidement avec fluidité avant que n'éclate ce solo de ce qui semble être un clavecin, de la main de Benmont Tench, un des Heartbreakers de Tom Petty. Aux premières écoutes, la présence de cet instrument, au rendu sonore un peu criard, peut paraître incongrue et déplacée, mais au fur et à mesure, on se rend compte qu'il est parfaitement à sa place, intégré à la chanson et que, musicalement, il en constitue le point d'orgue. Sans ce solo, il est évident que le morceau n'aurait pas le même impact, la même force, le même attrait, ce petit grain de folie qui fait toute la différence. Ce pas de côté instrumental fait plus que porter ses fruits, il transcende totalement le titre et le consacre comme l'un des plus fins et subtils du répertoire du groupe d'Ellensburg.
"Gospel Plow", quant à elle, est d'une autre nature. À l'origine une folk-song du corpus traditionnel américain, reprise notamment par Duke Ellington et Bob Dylan sur son tout premier album, son titre a des origines à chercher dans la Bible (Luc, 9 : 62 pour les curieux) et les deux vers initiaux de la version des Trees font d'ailleurs directement référence au texte de l'évangéliste ("If you want to get to Heaven let me tell you how / Keep your hand on the Gospel plow"). Elle est également connue sous le titre "Hold On", mots qui suivent directement les emprunts bibliques. Marie et Jésus sont eux évoqués un peu plus loin ("Mary had a golden chain / Every link spelt Jesus' name"), ce passage-ci faisant peut-être référence à la version de Dylan. Le reste du texte s'écarte du thème religieux et renoue le fil avec des préoccupations plus terrestres (quoique) sur l'espace, l'esprit et le temps ("I never find a way now to kill the time"). Cette ballade funèbre, qui sent bon le séjour au désert pour ses créateurs, constitue la plus parfaite des conclusions pour ce disque à l'apparence classique, mais qui est en réalité vraiment à part dans l'œuvre des Screaming Trees. L'ambiance hallucinée et hors du temps, suspendue et indécise du début et de la fin du morceau, instaurée par des claviers et des percussions étranges, le voyage intérieur auquel nous convie le cœur du titre grâce à l'apport du mellotron, de cette batterie imperturbable et inflexible, de ces guitares endiablées, sans oublier un Mark Lanegan revêtu de ses plus beaux habits de prêcheur répandant la bonne parole avec une conviction inébranlable, tout cela parachève un album (et la carrière du groupe en définitive) d'une puissance peu commune et qui échappe, encore aujourd'hui, à une qualification certaine, de par sa diversité sonore, son immense qualité et sa subtilité, inattendue venant d'un groupe comme les Trees, en outre issu d'un courant musical pas franchement réputé pour sa finesse (même si, comme d'habitude, le Diable se cache dans les détails).
Et cette difficulté à classer un temps soit peu cet album et à situer le groupe n'a pas franchement dû s'arranger avec la discrétion de cette réédition. Elle est sortie sur le label indépendant londonien Cherry Red Records qui, après s'être illustré dans le punk, le post-punk et le rock alternatif dans les années 70 et 80 (en publiant notamment les Dead Kennedys), s'est depuis pour partie spécialisé dans ce domaine des rééditions. Celle qui nous occupe était passée totalement sous mon radar, puisque j'ignorais alors tout de ce label. Je n'ai pas dû être le seul et cela n'a pu que renforcer davantage encore le statut de perdants magnifiques des Screaming Trees (et en même temps, qui s'intéresse encore à ce groupe dans les années 2010 ?), toujours invisibles malgré cette ressortie de qualité. Alors que, ces dernières années, les principaux groupes issus de la scène de Seattle (à l'exception notable d'Alice In Chains) ont vu leur œuvre plus ou moins complètement rééditée à mesure que leurs albums atteignaient des âges un peu respectables, les Trees se sont distingués en laissant la leur totalement de côté. Des formations d'importance plus ou moins semblable à la leur ont pourtant vu certains de leurs disques retrouver la lumière plus tôt, des parrains du genre tels Mudhoney, Green River ou Mother Love Bone, en passant par les gros bûcherons de Tad ou même les Afghan Whigs, qui étaient plus ou moins intégrés à cette même scène (et l'on peut saluer ici la politique patrimoniale de Sub Pop quant à son catalogue ancien, puisque le mythique label est souvent à l'origine de ces belles rééditions).
Plusieurs raisons peuvent être avancées pour expliquer le peu de cas que font les anciens Screaming Trees de leur œuvre passée : d'abord tous les membres du groupe, après leur séparation en 2000, ne sont pas restés inactifs et ont participé à divers projets musicaux, quand ils n'ont pas poursuivi une carrière déjà largement entamée. Revenir en arrière ne devait donc pas constituer pour eux une priorité, loin de là, même si Barrett Martin et Mark Lanegan se sont par ailleurs investis dans un projet de ce genre en participant à la réédition d'Above de Mad Season en 2013 ; d'autre part, si les relations pour le moins orageuses entre Lanegan et les frères Conner durant l'existence de la formation sont aujourd'hui devenues, selon ce que j'en ai compris, plus amicales et cordiales qu'auparavant, le temps ayant sans doute fait son œuvre, ces derniers ne se croisent de toute façon apparemment guère plus, ceci pouvant alors aussi expliquer l'absence de rééditions des disques de leur groupe commun. Les interviews du premier sur le sujet Trees témoignent assez bien de la situation lorsqu'il évoque cette période de sa vie et ses anciens comparses, qui d'amis étaient devenus, au fil des années, des collègues de boulot plus qu'autre chose. À la lumière de ces divers éléments, on comprend mieux pourquoi la première réédition d'un album de la formation n'est apparue qu'en 2017, alors que leurs autres disques attendent bien sagement leur tour, qui ne viendra peut-être jamais. À quand une ressortie de Clairvoyance, leur premier LP, de leur fantastique EP Change Has Come ou bien du tout aussi merveilleux EP en collaboration avec Beat Happening, Beat Happening/Screaming Trees ? Ces trois-là en auraient bien besoin.
Mais ne boudons pas pour autant notre plaisir, bien au contraire, et saluons le travail impeccable de Cherry Red qui, en ressortant ce disque, fait preuve de courage tout autant que de bon goût. Et comme toute Expanded Edition qui se respecte, celle de Dust propose un deuxième disque, composé de faces-b, de singles, d'outtakes, de lives ou encore de reprises utilisées à diverses fins. Rien n'est ici inédit, puisque tous les morceaux ont déjà été publiés d'une manière ou d'une autre, mais la difficulté pour se procurer certains de leurs supports respectifs à des prix décents, provoquant alors la rareté de quelques-uns de ces titres, rend in fine très appréciable cette réédition, toutes ces chansons se retrouvant alors avantageusement rassemblées en son sein.
Les faces-b du single de "All I Know", "Wasted Time" et "Silver Tongue", sont des rescapées des sessions de 1994 avec Don Fleming et il aurait vraiment été dommage de s'en priver tant elles sont réussies, la première avec son refrain entraînant et son solo de gratte déchaîné, et la seconde avec ses chœurs et son piano assez irrésistibles. "Paperback Bible" et "Watchpocket Blues", issues des mêmes sessions, sont elles déjà parues sur Ocean of Confusion: Songs of Screaming Trees 1990–1996 en 2005 et montre que, malgré les dires du groupe, l'inspiration ne l'avait pas complètement quitté à cette époque, même si ces deux chansons ne sont pas du même niveau que les morceaux de Dust. Les versions live de "Butterfly", "Dollar Bill" et "Caught Between/The Secret Kind", qui accompagnent "Sworn And Broken" sur son single, nous replongent dans l'époque d'Uncle Anesthesia et de Sweet Oblivion et nous font entendre que, lorsqu'ils s'étaient levés du bon pied, les Trees s'avéraient tout à fait excellents sur scène. De plus, de manière un peu étrange, on retrouve également les faces-b de "Butterfly", dernier single de Sweet Oblivion (peut-être pour compenser le fait que celui de "Dying Days" n'en comptait pas). Mais, là aussi, il aurait été fâcheux de ne pas profiter de ces deux reprises que sont "Morning Dew" et "Freedom". La première, composée à l'origine par Bonnie Dobson en 1961 et popularisée après avoir été réarrangée par Tim Rose en 1967, marque par la souplesse des jeux de guitare et de batterie proposés et témoigne des choix judicieux et originaux des quatre hommes dans le choix de leurs reprises, preuve d'une culture musicale éclectique, ce goût certain en la matière se retrouvant en fait tout au long de leur carrière, puisqu'ils ont aussi enregistré des morceaux d'artistes et groupes aussi divers que le Velvet Underground, Cream, Jimi Hendrix, les Small Faces, les Sonics, Thomas A Dorsey ou encore Black Sabbath et même Jethro Tull.
Cette versatilité dans leur sélection tout comme leur aisance dans cet exercice pourtant peu évident se confirme de splendide façon avec leur version incandescente de "Freedom", à l'origine une composition de Buffalo, pionnier australien du hard rock et heavy metal à tendance psychédélique, dont on se souvient surtout pour son Volcanic Rock de 1973. La reprise des Trees est un long trip halluciné de plus de douze minutes où la rythmique hypnotique de Barrett Martin et Van Conner nous guide vers la guitare gémissante et stridente de Gary Lee et la voix d'outre-tombe de Lanegan, éraillée comme rarement. Un moment intense, lent, brut, chaotique et glauque, les "Travel on to freedom" répétés comme un mantra par le chanteur transformé en chaman résonnant pour longtemps dans la tête. Toujours sur le créneau de la reprise, on retrouve également leur interprétation, cette fois-ci assez sage, de "Working Class Hero", la contribution du groupe à l'album hommage à John Lennon Working Class Hero: A Tribute to John Lennon, sorti en 1995 (où l'on croise aussi Mad Season et leur version de "I Don't Wanna Be a Soldier"), tout comme leur participation à la BO du True Lies de James Cameron de 1994, avec leur reprise de "Darkness Darkness" des Youngbloods, tiré d'Elephant Mountain (1969). Reprenant au début les éléments folks d'un original déjà d'excellente facture, la formation, dans une lente progression, lui ajoute une providentielle couche de gras du plus bel effet pour un résultat très convaincant.
Depuis longtemps, je cherchais une occasion pour écrire sur cet album étonnant et fascinant qui me tient particulièrement à cœur. Cette réédition m'en a offert le prétexte bienvenu. J'ai certainement trop longuement disserté à son sujet, mais parler encore et encore des Screaming Trees et de ce Dust, qui se trouve être aussi méconnu que grand, de cette période où le rock bouillonnait et enfantait des disques toujours si intenses et mémorables de nos jours, dont certains restent sans doute à découvrir, ne sera jamais une perte de temps me concernant. La postérité des Trees ne changera évidemment pas avec cette chronique, il est bien trop tard pour cela, mais si elle permet à quelque personne égarée en ces lieux de s'intéresser à ce fabuleux classique négligé des années 90, j'en serais très heureux. Et c'est bien là l'essentiel.
Intemporel ! ! ! 20/20 | par Poukram |
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