Screaming Trees

Sweet Oblivion: Expanded Edition

Sweet Oblivion: Expanded Edition

 Label :     Cherry Red 
 Sortie :    vendredi 24 mai 2019 
 Format :  Compilation / CD  Vinyle  Numérique   

En cette année 1992, les Screaming Trees sont à un tournant de leur carrière. Ils sont considérés comme des vétérans du circuit indé américain, puisqu'ils ont déjà à leur actif cinq albums et une poignée d'EP, tous remplis d'embruns psychédéliques contrebalancés par des riffs directs et un esprit punk acéré. Après avoir passé leurs jeunes années, dans la deuxième moitié des années 80, sur des labels indépendants (d'abord Velvetone, ensuite SST surtout et Sub Pop le temps d'un EP), ils franchissent le pas de la major, comme nombre de leurs camarades de la scène alternative de l'époque. Ensemble, ils allaient sous peu profondément bouleverser le paysage musical mondial. Les Trees signent sur Epic courant 1990, Pearl Jam faisant de même cette année-là. Ils y publient Uncle Anesthesia en 1991, produit par Terry Date, plutôt spécialisé dans le heavy metal et collaborateur de Soundgarden sur Louder Than Love et Badmotorfinger, flanqué de Chris Cornell justement. Cet album devait leur permettre de s'affirmer et de s'exposer à une audience plus large que celle, confidentielle, de la sphère indé, mais échoua dans cette entreprise en dépit d'évidentes qualités et de chiffres de vente pourtant supérieurs à ceux qu'ils avaient connus jusque-là : Uncle Anesthesia s'écoula en effet à 50 000 exemplaires environ (soit à peu près l'équivalent de Bleach pour Nirvana au moment de l'explosion de Nevermind), alors que les albums de leur période chez SST plafonnaient entre 10 000 et 25 000 ventes. La célébrité n'était par conséquent pas pour tout de suite.

Mais en 1992 donc, la situation évolue de manière drastique et inattendue : Nirvana et son bébé nageur délogent Michael Jackson et son Dangerous du haut des charts au début du mois de janvier et devient le groupe de l'année sans même sortir un album (ok, il y a Incesticide en décembre, mais c'est une compile, évidemment excellente, ne me faites pas dire ce que je n'ai jamais pensé). D'autres formations connaissent également un très grand succès cette même année, critique comme commercial, les premiers d'entre eux étant Pearl Jam, Alice In Chains et Soundgarden. La mode passe, pour quelques courtes années, au rock alternatif, au "grunge" plus précisément, ce genre éphémère venu principalement du nord-ouest du pays, de l'État de Washington plus précisément. Depuis quelque temps déjà en effet, des groupes de cette région pluvieuse et déprimante émergent des limbes de la scène indépendante grâce à leur musique puissante, viscérale et torturée, et s'imposent comme la nouvelle sensation rock du début de la décennie 90, ringardisant au passage instantanément tous ces horribles groupes de hair-metal qui avaient honteusement dominé les charts dans les années 80. L'insolente et talentueuse nouvelle vague ne submergea évidemment pas tout d'un coup. Le mouvement était en gestation dès la deuxième moitié de la décennie honnie, elle avait pris le temps de grandir et mûrir au sein du circuit indé et son réseau de petits labels débrouillards au nez fin avant de passer aux majors pour arriver à maturation en 91-92 car, pour les groupes cités plus haut, ce sont bien leurs albums sortis en 91 qui leur apportèrent le succès (à l'exception d'Alice In Chains, Dirt datant de septembre 92).

Les Screaming Trees semblaient alors assez loin de ces considérations, mais, pour leur maison de disques, leur carrière doit décoller et raccrocher les wagons avec celles de Nirvana & Co. À grandes ambitions, moyens plus importants qu'à l'accoutumée. Pour leur nouvel album Sweet Oblivion, qu'ils enregistrent en mars 92 à New York, le producteur Don Fleming est recruté (membre de Gumball, de B.A.L.L., qui a travaillé avec Sonic Youth, Teenage Fanclub et Hole), alors qu'Andy Wallace, l'homme derrière le son aguichant de Nevermind (mais aussi du Dirty de Sonic Youth), est chargé du mixage, conférant à l'album le son le plus "mainstream" et accessible de toute la carrière des Trees. Sweet Oblivion se trouve en effet être leur disque le plus "écoutable", d'un point de vue sonore, pour l'amateur de rock pas forcément habitué aux productions indépendantes, surtout comparé aux albums de leur période SST.

L'offensive commerciale et marketing ne s'arrêta pas là, puisque le premier single "Nearly Lost You" fut placé sur la BO du film Singles (qui sortit en juin, le film attendit septembre) où l'on retrouve tous les grands noms du rock alternatif du moment, d'Alice In Chains à Pearl Jam en passant par Soundgarden, Mudhoney et les Smashing Pumpkins, à l'exception de Nirvana. Si le film ne connut qu'un succès modéré au box-office (je ne l'ai toujours pas vu à ce jour et les appréciations que j'ai pu lire à son sujet oscillent entre le bon et le bien naze, ce qui ne m'encourage pas vraiment à le regarder), cette BO fut elle une vraie réussite, artistique et commerciale, les excellents morceaux s'enchaînant sans temps mort ("Seasons" de Chris Cornell, le gigantesque "Birth Ritual" de Soundgarden, "State of Love and Trust" de Pearl Jam, l'incroyable "Drown" des Citrouilles) et permit à la nouvelle génération du rock de s'imposer réellement dans des médias plus généralistes et de se faire connaître d'un public plus vaste.

Pour les Trees, "Nearly Lost You" bénéficia également d'une vidéo apte à passer sur MTV, ce qui contribua aussi à développer leur popularité, et ils trouvèrent en Barrett Martin, leur nouveau batteur plein de groove à la frappe herculéenne, qui avait remplacé Mark Pickerel en 1991, l'homme idoine pour les propulser dans une nouvelle dimension, un peu comme Dave Grohl avec Nirvana. Enfin, la tournée de promotion de Sweet Oblivion s'avéra très longue, puisqu'elle s'étala sur une année entière, de l'été 92 à l'été 93, et passa aussi bien par l'Europe que les États-Unis, le groupe participant à des festivals renommés (Roskilde et Reading en 92 par exemple), faisant la première partie d'Alice In Chains en février-mars 93 sur le Vieux Continent, prenant part à des émissions TV ou ayant leur propre tournée en tête d'affiche. Le contexte global était donc indéniablement porteur et tout était en place pour que les Trees cartonnent comme jamais.

Mais qu'en est-il réellement de cet album ? Jusqu'ici, on a plutôt l'impression que le groupe s'est vendu sans vergogne à une grosse société qui ne cherchait qu'à rentabiliser leur signature contre de vils dollars. Évidemment, la réalité est tout autre. Après le galop d'essai Uncle Anesthesia (qui reste très recommandable), les Trees sentent que le moment est venu pour eux de revoir leurs ambitions à la hausse et de proposer un disque en adéquation avec leurs nouvelles aspirations. La signature sur une major était l'étape naturelle qu'ils devaient franchir s'ils voulaient être en mesure d'atteindre une nouvelle phase de leur carrière, et ainsi quitter un tant soit peu le monde de l'underground pour se faire connaître plus largement. Ils profitèrent donc à raison de l'opportunité qui leur était offerte et cela eut quelques conséquences sur le fonctionnement du groupe. En effet, sur les albums précédents, c'était Gary Lee Conner qui composait la majorité des morceaux, la musique comme les paroles, même si Lanegan pouvait se permettre de changer ces dernières si elles ne lui convenaient pas, suivant les chansons que l'imposant guitariste lui proposait. Cette manière de faire avait tendance à frustrer de plus en plus le chanteur, qui se retrouvait, de son propre aveu, à devoir interpréter les chansons d'un autre. Cela peut expliquer sa relative insatisfaction par rapport aux disques antérieurs du groupe et pourquoi il s'était lancé dans une carrière solo en 1990 avec The Winding Sheet. Pour Sweet Oblivion néanmoins, les quatre membres de la formation s'impliquèrent tous dans la composition des titres, Lanegan particulièrement, car il écrivit pour la première fois l'ensemble des paroles. Quitte à viser les cimes du succès et disposer de moyens inédits, autant faire les choses sérieusement et mettre toutes les chances de son côté.

Et il s'avère que le résultat est à la hauteur de ce déploiement de compétences et de talents. Les singles choisis relèvent de l'évidence, que ce soit le déjà cité "Nearly Lost You" et son refrain aisé à reprendre ("I nearly lost you theeeere !!!) et plus encore la ballade "Dollar Bill", où la voix de Lanegan est somptueuse. Autre single, "Shadow of the Season" est une lente démonstration de force, "More or Less", mon titre favori de l'album, une petite bombe rock aux paroles bien sombres ("Gonna go to that deep river / Where the water's moving slow [...] / Now that it's feeling so much colder / Just be glad that it's all over"). D'une manière générale, l'ensemble sonne plus épuré qu'auparavant, sans fioritures, ça dépasse (un peu) moins, preuve que le groupe était plus impliqué et concentré que jamais sur ce qu'il faisait. Le quatuor n'avait évidemment pas perdu la main, bien au contraire, tous les morceaux sont excellents, dotés de belles lignes mélodiques et la guitare gémissante de Gary Lee Conner est toujours aussi aventureuse et surprenante. La batterie de Martin apporte une lourdeur, une puissance inédite au son de la formation, qui n'a jamais été aussi efficace, et chacun des titres recèle son lot de surprises (le solo de "Winter Song" aux effluves psychés, le piano inattendu de "Butterfly"). Mais à la suite des tubes du début de l'album, là où les Trees démontrent qu'ils ont vraiment changé de catégorie et donnent leur pleine mesure, c'est bien sur la trilogie finale constituée de "Troubled Times", "No One Knows" et "Julie Paradise". Changements de rythme, ambiances incertaines, solos diaboliques, un Lanegan possédé, tout y passe, les quatre hommes sont en parfaite symbiose et impressionnent réellement, concluant ce Sweet Oblivion sur une brillante note.

Pour cette réédition, puisque c'est de cela qu'il s'agit quand même, les gens de Cherry Red ne dévient pas de la formule qu'ils avaient adoptée il y a deux ans avec celle de Dust : présentation sobre avec reproduction des pochettes des singles à l'intérieur que l'on déplie, interview intéressante avec Gary Lee Conner et Jack Endino (qui reviennent sur la genèse de l'album, le contexte de l'époque, les morceaux...), remaster plutôt discret et efficace, l'album original ayant bien vieilli (on fait plus attention à certains passages, à quelques détails de production qui ressortent davantage). Certains morceaux de Sweet Oblivion avaient déjà été remastérisés en 2005 pour la compilation Ocean of Confusion: Songs of Screaming Trees 1990–1996 et je trouvais le rendu meilleur, mais cela reste mon appréciation personnelle évidemment. Le disque bonus est moins fourni que celui de la réédition de Dust vu qu'il ne compte que six chansons, regroupant les faces-b des singles de "Nearly Lost You", "Dollar Bill" et "Shadow of the Season" (le cas de celui de "Butterfly" ayant déjà été évoqué dans ma chronique de cette même réédition de l'ultime album du groupe, je vous invite à vous y reporter si vous avez du temps devant vous).

"Maybe (Van's New One)", comme son nom l'indique, est une compo de Van Conner, le bassiste de la bande (on lui doit aussi "Nearly Lost You" et "Dollar Bill" par exemple, rien que ça) et peut-être pour la seule fois de la carrière des Trees (à vérifier), c'est un autre que Lanegan qui officie au micro car c'est bien Van lui-même qui s'en occupe, et fort bien de surcroît. Le morceau est assez classique dans son genre, tout comme "E.S.K." (déjà présent sur Ocean of Confusion), les deux bénéficiant d'un Gary Lee inspiré à la guitare. La suite est plus intéressante avec une version acoustique de "Winter Song" où le déjà légendaire Jack Endino s'invite à la guitare slide et permet au groupe de montrer un visage plus détendu, tout en soulignant, grâce au dépouillement instrumental choisi, les qualités mélodiques du titre.

Trois reprises sont également au programme et démontrent le goût et la capacité d'adaptation de la formation en la matière vu les groupes et les styles envisagés. "(There'll Be) Peace in the Valley (For Me)" est à l'origine un morceau de Thomas Andrew Dorsey, souvent désigné comme l'un des pères du gospel, composé en 1937 pour Mahalia Jackson, l'une des plus fameuses voix du genre, qui le popularisa deux ans plus tard. Red Foley, l'une des plus grandes stars de la country des années 40-50, en fit un énorme hit en 1951 avant qu'il ne permette à Elvis Presley d'enflammer le "Ed Sullivan Show" en janvier 1957. Little Richard, Sam Cooke et Johnny Cash, entre autres artistes, ont ensuite repris ce classique. La version des Trees est respectueuse de ses vénérables devancières, chœurs à l'appui, et leur permet là aussi de présenter leur facette la plus apaisée, la voix de Lanegan, toute en retenue, s'avérant parfaite pour cet exercice. Le groupe rebranche les guitares avec leurs versions de "Song of a Baker" des Small Faces, tirée d'Ogdens' Nut Gone Flake (1968), et de "Tomorrow's Dream" de Black Sabbath, issue de Vol. 4 (1972). Ils parviennent quelque peu à conserver la légèreté apparente de la première tout comme, au contraire, la lourdeur de la seconde, ce qui n'était pas une mince affaire concernant cette dernière. Et comme toute reprise avec Lanegan au micro est bonne à prendre, ne nous en privons pas et saluons encore l'excellent travail de Cherry Red pour cette réédition très réussie.

Mais au final, quel fut le résultat de toute cette affaire pour les Screaming Trees ? Et bien en plus d'être une indéniable réussite artistique Sweet Oblivion reste à ce jour leur plus gros succès en termes de ventes avec, suivant diverses estimations, entre 300 000 et 400 000 exemplaires écoulés à ce jour. Leur réussite, si elle se plaçait aussi dans l'air du temps, fut réelle et leur signature chez Epic leur apporta tout le confort logistique et matériel qu'ils auraient pu espérer. Ils restèrent néanmoins très loin de Nirvana et Pearl Jam, qui eux redéfinissaient le succès que les groupes indés pouvaient désormais atteindre. Que leur avait-il manqué ? Les Trees voulaient-ils vraiment devenir des stars ? Le pouvaient-ils réellement ? J'en doute fort et ce n'est pas leur comportement souvent erratique et imprévisible qui allait les mettre sur cette voie. Ce groupe est toujours resté, selon ses membres eux-mêmes, une famille dysfonctionnelle pouvant imploser à tout moment, que ce soit en studio ou sur scène (voir à cet effet l'anecdote rapportée dans le livret de cette réédition à propos d'un concert au Marquee Club à Londres en 92, avec Lanegan comme principal protagoniste). Mais ce qui les empêcha vraiment de capitaliser sur le succès de Sweet Oblivion, c'est bien le temps qu'ils mirent à lui donner un successeur, rôle qui fut finalement celui de Dust en 1996, soit quatre ans plus tard, une éternité dans le monde de la musique. Le mouvement grunge alors en perte de vitesse ne fit pas non plus leurs affaires, comme la volonté de Lanegan de poursuivre sa carrière solo (et il avait bien raison, car Scraps at Midnight en 1998 et I'll Take Care of You l'année suivante, ce n'est pas rien). Les Trees avaient laissé passé leur chance. Ils ne sortirent plus aucun disque, en dépit de plusieurs tentatives d'enregistrement (dont Last Words: The Final Recordings, sorti en 2011, est le témoin), furent éjectés de leur label et, n'en retrouvant pas un, finirent par se séparer en 2000 après un ultime concert à Seattle.

Malgré toutes ces turpitudes et la folie de l'époque, Sweet Oblivion demeure un disque central dans la carrière des Screaming Trees, celui qui les aura vus percer sans toutefois transformer l'essai par la suite, et un vrai incontournable de la vague alternative du début des 90's qui secoua comme rarement le monde du rock. Auraient-ils pu mieux faire ? Peut-être, peut-être pas, de toute façon, on s'en fout, l'important c'est que cet album est toujours sacrément bon presque trente ans plus tard et qu'il est le témoin brillant d'un temps de plus en plus lointain (le dernier ?) où le bon rock avait le vent en poupe et où des groupes bordéliques comme celui-ci pouvaient obtenir une réelle attention en dehors des cercles indés, même si, au fond, ce n'était sans doute pas ce qu'ils recherchaient en premier lieu et qu'ils n'y étaient pas forcément destinés. Puisse Cherry Red poursuivre son entreprise de remise en valeur de leur œuvre tant elle est passionnante et diverse. Il y a encore tant à en dire et à (re)découvrir qu'il serait dommage de s'arrêter en si bon chemin.


Excellent !   18/20
par Poukram


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