Johnny Tchekhova

"C'est le personnage que j'incarne, un double obscur." [dimanche 07 avril 2019]

Nous avons interviewé le strasbourgeois Gregory Peltier sur son projet solo Johnny Tchekhova. Il vient de terminer son extraordinaire album « work in progress » intitulé LOUBOK qu’il aura dévoilé au fur et à mesure de son élaboration durant plusieurs mois, sortant un titre après l’autre avec une régularité métronomique. Plus qu'un album, une histoire...explications.

Interview menée par Lok et Plock



1) Qui est Johnny Tchekhova ?

C’est le personnage que j’incarne, un double obscur. J’ai opté pour ce nom quand j’ai sorti mon premier EP chez Herzfeld.
En gros, Johnny Tchekhova c’est un jeune sibérien qui, au moment de la chute de l’empire soviétique, décide, avec trois sous, peu de culture et pas de réseau, d’aller vers l’Ouest et de devenir musicien. Pour cela il doit transgresser l’ordre des choses, car dans nos représentations l’artiste relève plutôt d’une essence supérieure, aristocratique. Tout le contraire de ce qu’est ce jeune paysan, Ivan (qui va prendre le nom de Johnny).

2) Comment est née cette envie de faire de sa vie un album concept ?

C’est après avoir sorti mon premier EP que je me suis vraiment demandé qui était Johnny Tchekhova. J’ai d’abord laissé cette question en suspens. Puis, un jour, spontanément, j’ai écrit la chanson intitulée « La Naissance de Johnny », qui est devenue la première chanson du LOUBOK. Ca m’a paru immédiatement évident que ce morceau appelait une suite. Or, je venais d’écrire une autre chanson (qui est devenue la 10ème du LOUBOK, « Parfum West Coast », qui semblait communiquer avec la première et qui me donnait une direction vers où aller. J’ai décidé de relier ces deux chansons, dont l’une se déroulait en Sibérie et l’autre en Californie. La première semblait bien représenter le côté « Tchekhov » du personnage, la seconde son côté « Johnny ». J’ai ensuite tiré sur le premier morceau comme sur un jack et j’ai laissé le câble se dérouler ! J’étais aussi à un moment où j’avais besoin de faire ce genre d’album. J’avais besoin du temps long. Pour dérouler un récit et faire évoluer le personnage. Pour pouvoir aussi aborder différents thèmes qui commençaient à me travailler, notamment celui de la réussite artistique, abordée sous un angle non pas esthétique mais social, voire politique, en tout cas dans une perspective matérialiste et démystificatrice. Le format album se prêtait naturellement au déploiement de ces thèmes.



3) Tu accompagnes chaque titre par une illustration de Nastassia Bezverkhnyaya, pour toi l'histoire de Johnny n'est pas seulement musicale ?

Non, elle est aussi graphique. Les dessins complètent les chansons, en montrant parfois ce que les chansons ne racontent pas. J’ai voulu raccrocher ces morceaux à des esthétiques populaires : d’abord au « loubok russe » (art graphique des paysans russes de l’époque tsariste) mais aussi à la BD ; puis j’ai choisi de faire paraître les morceaux à intervalles réguliers, comme des épisodes d’une série, car c’est un format qui nous est hyper familier aujourd’hui. Par cette parution bimestrielle et par l’illustration de tous les morceaux j’ai pu faire en sorte que chacun d’eux puisse avoir sa propre identité, sa propre sortie, sa propre vie ; ils n’auraient pas eu cette chance si j’avais posté l’album d’un coup et d’un bloc. Dans ce cas-là les gens auraient au mieux – comme ça arrive souvent - écouté les deux-trois premières chansons, avant de laisser tomber et de passer à autre chose de plus valorisant à écouter. Au final on a un album qui s’appréhende aussi à travers ses images ; en arrière-plan, je crois, il y avait aussi l’image des chemins de croix que j’avais vus dans les églises pendant mon enfance qui devait m’animer, avec les différentes stations que parcourt Jésus jusqu’au tombeau.



4) Une fois que tu auras fini de raconter sa vie, tu sais déjà vers quoi tu vas te tourner ? Ce serait avec le même nom ?

Je pense garder le même nom et le même personnage. Mais j’aimerais bien sûr raconter autre chose, une autre partie de sa vie. Comme dans le LOUBOK l’histoire de Johnny s’étale sur de nombreuses années, y’a encore beaucoup de vide à combler ! Donc de potentialités narratives.
Pour l’instant, au niveau de l’écriture, je ne sais pas si je vais aller vers quelque chose de très réaliste ou m’éloigner vers une esthétique plus abstraite, plus suggestive. En tout cas, musicalement, on va essayer de partir du son qu’on a travaillé pour le live avec Metacelse (un musicien strasbourgeois versé dans l’électronique) et de faire de nouveaux morceaux à partir de ça.

5) Justement, vous avez fait des concerts récemment, comment arrivez-vous à retranscrire ces titres en live, alors qu'ils sont composés par toi seul en studio ?

J’ai d’abord commencé par tout reprogrammer pour adapter les morceaux au live. J’ai simplifié les arrangements et décidé de jouer de la guitare sur scène (je l’avais complètement mise de côté au début de Johnny Tchekhova) parce que cet instrument cadre mieux avec le personnage. J’ai d’abord bossé le set comme ça, seul, en jouant de la guitare et en jonglant avec les synthés et la boite à rythme ; mais c’était trop galère. Du coup je n’arrivais pas à rentrer vraiment dans les chansons. J’ai donc demandé à Metacelse de me rejoindre pour les live ; on avait déjà collaboré sur des titres à lui. Il a parfaitement assimilé le set, et a insufflé beaucoup de vie aux programmations. On fonctionne bien maintenant comme ça, en duo. Je me sens plus libre pour incarner le personnage et porter les chansons.

6) Avec A Second of June, groupe dans lequel tu joues bien connu sur XSilence, vous aviez déjà un son plus électronique sur le troisième disque pour pallier l'absence de batteur. Comment en es-tu venu à tout faire tout seul ?

Bien sûr mon projet solo est une suite logique de cet album. Effectivement, suite au départ de notre batteur on s’est orientés vers un son plus électro. C’est aussi une suite logique de Pastel Palace – mais dans une logique de rupture - dans la mesure où j’avais envie de sortir du carcan anglo-saxon : je voulais vraiment me concentrer sur mes morceaux en français. De fait, ça m’éloignait de l’esthétique d’b>A Second of June. Et définissait celle de Johnny Tchekhova.



7) Comment vis tu l'expérience Bandcamp/Soundcloud ? As-tu des retours d'auditeurs, des propositions diverses ou au contraire, tu te sens perdu dans la masse de projets disponibles sur le site ?

Clairement, je m’y sens perdu. Ca foisonne tellement. Mais je découvre plein de groupes. Et j’ai eu quelques retours, oui. Davantage sur Soundcloud que sur Bandcamp, où les statistiques sont assez cruelles. Soundcloud, quand même, ça marche un peu. C’est notamment par Soundcloud qu’une programmatrice nous a découverts et nous a invités à jouer à Paris l’automne dernier.

8) Tu peux nous faire une petite sélection de tes livres, films, séries, albums, œuvres d’arts, etc. préférés ?

Je remets sans cesse en question mes critères de jugement esthétique : il y a une lutte entre ce que j’aime spontanément et ce que j’aimerais aimer ou que je jugerais juste d’aimer. Je déconstruis sans cesse mon sentiment premier. Peut-être à tort. Je vais donc plutôt évoquer certaines des œuvres qui m’ont servi à fabriquer le LOUBOK. Parce que je les avais présentes à l’esprit avant de commencer son élaboration ou parce que je les ai découvertes en cours de route :

Romans : Au temps du fleuve amour d’Andreï Makine La Route de Los Angeles de John Fante, Illusions perdues de Balzac, Petit-Déjeuner chez Tiffany de Truman Capote.

Essais/bio : La Fin de l’Homme Rouge de Svetlana Alexievitch, Révolte consommée de Potter & Heath, La Vie de Jeu, biographie de Maïakovski par Bengt Jangfeldt, La Distinction de Bourdieu...Puis y’avait Marxet Proudhon en arrière-plan. Mais surtout, comme le moteur du récit est la liberté, j’avais pas mal en tête L’Existentialisme est un Humanisme de Sartre, que j’avais lu au lycée, et que j’ai relu l’an dernier en comprenant à quel point ça m’avait marqué à l’époque. Dans cet essai Sartre postule que l’homme est condamné à être libre, à s’inventer constamment et qu’il est donc responsable de son destin. Ce qui peut être très culpabilisateur en cas d’échec. Du coup, j’ai eu envie de faire dialoguer cette conception radicale de la liberté avec des conceptions qu’on considère comme plus déterministes (celles de Bourdieu par exemple).

Sinon, niveau films : L’Enfance d’Ivan de Tarkovski (dont j’ai un peu parodié le titre pour le premier morceau du LOUBOK), Barry Lyndon de Kubrik (pour le personnage d’arriviste de Barry), Taxi Blues de Lounguine et Le Frère de Balabanov (qui m’ont permis de mieux cerner l’ambiance de la Russie des années 90).

Puis des chanteuses m’ont pas mal inspiré, par leur songwriting ou par leur personnage : Michelle Gurevich (New Decadence), Molly Nilsson (History), et Lana Del Rey (mon morceau Parfum West Coast fait par exemple écho à la vidéo de High by the Beach). De même que des albums plutôt narratifs comme celui de Mount Eerie (Now Only, vraiment bouleversant) ou, dans un registre plus léger, le premier Alex Cameron. Chez les francophones, ce sont plutôt des gens comme Arnaud Michniak ou Bruit Noir que j’ai écoutés.



9) En dehors de la musique quelles sont tes autres passions ? Tu fais quoi de ton temps libre ?

Ahaha. D’abord, je n’ai pas énormément de temps libre. Comme beaucoup de musiciens je dois sacrifier à la vie active. Cumul de petits contrats. Le boulot et la recherche de boulot ça bouffe du temps. Et ce qu’il en reste, je le consacre principalement à la musique, mais aussi à la lecture. Une activité assez centrale pour moi.
Et le thème qui m’occupe beaucoup depuis quelques années, et qui traverse le LOUBOK, c’est celui de la lutte des classes dans le champ culturel. Une des questions les plus passionnantes à mes yeux est de savoir ce qui fait la valeur d’une œuvre, donc d’où proviennent les inégalités qui ont cours dans le milieu artistique, notamment en termes de reconnaissance ; parfois, entre un morceau trouvé sur soundcloud qui affiche 20 écoutes en un an et un gros hit américain à vingt millions de vues (qui par ailleurs peut-être « de très bonne qualité ») sur la même période, je ne vois pas une telle différence de qualité justement. Pas une différence telle, en tout cas, qu’on pourrait dire que le deuxième est « un million de fois meilleur que le premier ». L’inégalité réside ailleurs que dans la qualité intrinsèque de ces morceaux. Les critères esthétiques sont donc inopérants pour expliquer cela ; mais tout le cheminement qui amène à cette inégalité croissante dans le gain symbolique est très excitant à retracer. D’autant plus que ces inégalités se doublent souvent d’inégalités économique.
Parallèlement à cela, on voit depuis quelques mois dans l’actualité que les inégalités économiques sont de moins en moins tolérées. Du coup je me demande si on va de la même manière remettre en cause les inégalités dans le champ esthétique. Celles qui se concrétisent en termes de différences de rétribution symbolique, de notoriété. Du coup on peut se poser certaines questions, comme celle de savoir si on peut imaginer un art égalitaire. Un art sans hiérarchie. Car cette hiérarchie, sur quoi elle se fonde ? Sur la valeur ? Le mérite ? L’effort ? La « faute » (le manque d’« originalité », qui est souvent le critère décisif en art) de celui qui est tout en bas de l’échelle ? Quel type de domination masque cette hiérarchie ? Ce sont ces questions-là qui me passionnent en ce moment, et qui font écho à certaines choses qui se passent autour de nous.

10) Un truc à rajouter ? Un dernier mot ?

Non. Mais merci à vous, et aux membres d’xsilence qui ont écouté mes chansons et/ou lu cette interview !




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