Julien Ledru

"J'ai très probablement le goût des choses simples !" [vendredi 08 mai 2020]

À l'occasion de la sortie de son deuxième disque (en deux ans!), on a rencontré par mail - social distancing oblige - le guitariste Julien Ledru, qui joue un style entièrement instrumental très influencé par le blues et l'approche primitive américaine. Entretien avec un mélomane volubile, on y parle de blues, d'overdubs, de James Agee, de banjo, de nombre de doigts et de guitaristes français !

Propos recueillis par Wazoo



Wazoo: Bonjour Julien, ravi de pouvoir discuter avec toi aujourd'hui malgré les distances sociales imposées ! Tu m'excuseras de te faire le coup de l'entretien d'embauche d'entrée de jeu, promis la suite sera plus intéressante, mais il faut bien commencer quelque part : est-ce que tu pourrais me parler un peu de toi ? Ton background musical, d'où tu viens... ce que tu juges nécessaire de dire afin que les lecteurs d'XSilence qui ne te connaissent pas encore puisse avoir une première impression !

Julien : Bonjour Martin ! Je suis né à Reims il y a 40 ans, et je vis à Paris depuis 7 ans. Mon père écoutait pas mal de soul et tout petit j'écoutais James Brown, Otis Redding et Aretha Franklin. Il n'y avait pas que de la soul dans la discothèque de mes parents, j'écoutais de tout et j'aimais particulièrement les disques de Daniel Balavoine (et je les aime encore aujourd'hui). J'ai plongé dans le rock vers l'age de 12/13 ans et j'ai acheté mes premières cassettes ("In Utero" de Nirvana, "The Last Splash" des Breeders). L'épiphanie musicale de ma jeunesse reste la découverte du clip de "The Diamond Sea" de Sonic Youth sur M6, vers 95 ou 96, dans leurs programmations nocturnes dédiées au rock indépendant : c'était beau et brut et ça a bouleversé pas mal de trucs dans ma vision et dans mon appréhension de la musique et de la façon dont la musique pouvait être créée. J'écoute énormément de musique, je passe des heures à m'en nourrir, dès que je le peux et je fonctionne par monomanies ; mes dernières lubies sont les enregistrements de musique Cajun des années 1920/30, un disque de Gamelan paru chez Akuphone, "Tout va sauter" d'Elli et Jacno et le dernier disque de Cindy Lee. Mais ces dix dernières années, ce vers quoi je tendais, peu importe mon humeur, peu importe le temps, c'est le blues et tout ce qui s'y assimile : Blind Willie Johnson, Bessie Smith, Charley Patton, Memphis Minnie, Skip James et bien d'autres sont devenu-e-s mes héroïnes et héros. Et puis, logiquement, tout de moins c'est ce qui me semble être une suite logique dans mes pérégrinations musicales, j'ai découvert le fingerpicking par un de ses maîtres, John Fahey.



Je vois que tu cites les noms qu'il faut pour te faire accepter du public Xsilencieux ; Nirvana, Breeders, Sonic Youth... tu gagnes des points ! Avant de parler vraiment de ta musique, j'aimerais me faire un plaisir coupable de nerd et discuter un peu du genre dans lequel tu évolues, qui me passionne depuis des années, celui qu'on appelle « guitare primitive américaine », en francisant bien comme il faut. Et là dessus, deux questions qui n'en font qu'une : Comment es-tu tombé dedans et quelles sont tes influences ? Tu as déjà donné des indices dans ta présentation, mais c'est l'occasion d'en remettre une couche et de préciser. Pour l'inspiration derrière les pochettes animalières de tes albums, je mise une pièce sur Glenn Jones !

C'est lors de la sortie de la compilation "Your Past Comes Back To Haunt You: The Fonotone Years 1958–1965" en 2011, parue sur le label Dust-to-Digital et dédiée aux premiers enregistrements de John Fahey, que j'ai découvert cet artiste à la discographie incroyable. Certains de ses albums sont devenus mes disques de chevet : particulièrement "Death Chants, Breakdowns & Military Waltzes", "The Dance of Death & Other Plantation Favorites" et "The Transfiguration of Blind Joe Death". Ces trois disques, sortis en l'espace de quatre années, sont en l'espèce la sainte trinité du fingerpicking, c'est doux et rêche, complexe et primitif. J'aime aussi énormément "America" paru en 1971 (qui contient le morceau "Mark 1:15", mon enregistrement favori de Fahey, et qui reprend un des ses plus beaux thèmes, celui de "When the Springtime Comes Again" qu'il a composé 9 ans auparavant), et "Old Fashioned Love" (1975) qui a un côté Nouvelle-Orléans qui me plaît beaucoup.



En dehors du grand Fahey, mes autres influences sont Glenn Jones, Harry Taussig ou encore Daniel Bachman. Elizabeth Cotten et Mississippi John Hurt m'ont beaucoup inspiré par la douceur de leurs jeux de guitare. Plus récemment, j'ai beaucoup aimé "Cloud Corner" de Marisa Anderson et "Greetings from Amarillo" d'Hayden Pedigo, deux disques électriques et électrisants. Par ailleurs, tu as tout à fait raison, les pochettes animalières de Glenn Jones sont une inspiration graphique pour les miennes !

Je reconnais et j'approuve tous les noms que tu cites. C'est bon de voir cités des noms plus récents comme Daniel Bachman, Marisa Anderson et Hayden Pedigo, preuve que c'est une scène qui vit toujours après 60 ans d'existence et un statut très "niche". Et qui continue à se renouveler très doucement. Pour en arriver à ta musique ; White Oak Blues est donc ton deuxième album solo, si j'ai bien suivi. Parlons un peu album en général ; est-ce qu'il s'agit de quelque chose qui se pense en amont, chez toi ? Ou bien est-ce que tu vois l'album de manière plus relâchée, comme une collection de morceaux qui représentent un instant t de ton parcours ?

White Oak Blues est en effet mon deuxième disque de guitare solo (j'œuvre également à la batterie dans un groupe de musique soul, The Ready-Mades, mais c'est une toute autre histoire !) Pour cet album ainsi que sur le précédent, cela s'est fait comme tu dis de manière tout à fait relâchée. L'écriture s'étale sur plusieurs mois : quand j'ai un moment je prends ma guitare et je joue jusqu'à ce que la mélodie naisse. Ou plutôt, j'ai l'impression d'emprunter un chemin qui me mène à la mélodie ; je ne fais pas partie de celles et ceux qui se réveillent le matin avec une nouvelle chanson en tête. L'ambiance générale du disque s'est révélée avant l'enregistrement, quand j'ai décidé du nom du disque et du visuel de la pochette (une gravure datant du 19ème siècle de John James Audubon) : j'ai eu envie d'enregistrer un disque apaisant. Dans la pratique, je consigne au dictaphone les premières ébauches, et quand j'ai assez de matière pour enregistrer, je me lance. C'est totalement homemade, j'enregistre le disque dans mon salon ou dans ma chambre, et je mixe moi-même. Donc oui, chaque disque est une collection de mélodies grappillées pendant l'année écoulée, de fruits cueillis à maturité.



Ah tu confirmes cette tendance statistique que j'ai l'impression de voir fleurir depuis quelques années, où beaucoup de jeunes guitaristes solo débarquent dans l'arène "primitiviste" après avoir joué d'un tout autre instrument dans un groupe qui joue un tout autre style. Bon, je ne sais pas quoi faire de cette information, mais je continue de chercher ! À propos de White Oak Blues tu parles de disque apaisant, c'est effectivement l'impression première qu'il me laisse. Et au même titre que le précédent, je trouve qu'il y a une simplicité très louable dans la manière dont tu écris les mélodies, il y a quelque chose de très clair - là où beaucoup d'autres guitaristes dans le genre peuvent se perdre dans des démonstrations techniques qui ne mènent pas à grand chose. Il y a quelques choses que j'aimerais souligner dans l'album, et en premier lieu l'usage du banjo ; tu l'utilise (il me semble!) pour la première fois sur The Death of the Wood Ibis et Pasts. Tu as appris en parallèle de la guitare ? Tu comptes continuer à composer pour l'instrument, voire en essayer d'autres ?

J'ai très probablement le goût des choses simples ! Mon jeu peut effectivement paraître rudimentaire, et je pense moi-même qu'il l'est car j'ai pris l'habitude de jouer de la guitare uniquement avec deux doigts. J'ai remarqué qu'en jouant ainsi, j'arrive à avoir des basses plus profondes sur les cordes graves, car je peux placer ma main au plus proche de la rosace. Donc ma technique (ou mon manque de technique) influe sur ma manière de composer, au même titre que mon envie d'écrire des morceaux aussi beau que ceux d'Elizabeth Cotten, qui sont pour moi le summum de la beauté et de la simplicité, et ce vers quoi je tends. Pour le banjo, j'avais depuis très longtemps envie d'en jouer, et cela a pu être possible grâce à ma belle-soeur qui m'a prêté le sien l'été dernier. C'est un instrument que j'appréhende encore, et je compte bien continuer à en jouer ! J'ai également un ukulélé depuis cet hiver mais je n'ai pas encore su quoi en faire pour l'enregistrement de White Oak Blues, ce sera peut-être pour le troisième album.



Tu t'engages parfois dans des territoires un peu plus expérimentaux, je pense notamment à "Beneath the Ghosts of Millenial Rain" sur Along the Road I Traveled, qui contient une espèce d'annonce de haut-parleur de gare (telle que je me le visualise en tout cas) superposée à la mélodie de ta guitare, ainsi qu'une mélodie électrique en overdub, Je pense aussi, sur ton nouvel album, à la progression de "Daniel Variations" - qui est sans doute, je te laisse confirmer ou infirmer - un hommage à Daniel Johnston ; sur ce morceau tu t'engages dans une sorte d'outro drone. Tu semble être encore prudent dans ce genre d'exploration, c'est une voie que tu aimerais développer davantage à l'avenir ? 

Tout à fait, "Daniel Variations" est un hommage à Daniel Johnston, un de mes artistes préférés et qui est malheureusement décédé l'année dernière, et je lui dédie mon album. J'ajoute en effet des pistes supplémentaires, lorsque le morceau semble le vouloir : par exemple les deux pistes de guitare au centre de "The Weight of the Nerves" ou à la fin de "Tokonoma". Pour ce qui est des field recordings (la voix sur "Beneath the Ghosts of Millenial Rain" est celle d'un prêtre italien, que j'ai enregistré il y a quelques année à Syracuse, et les cloches au début de ce morceau sont celles de Mdina, à Malte) ou des drones, je pense continuer à les utiliser avec parcimonie, afin de souligner un thème. Mais peut-être que mon écriture évoluera au fil du temps, ou que certains futurs morceaux auront un fil conducteur sonore différent du fingerpicking originel, l'avenir me le dira.



"Daniel Variations" m'a fait penser à un autre bel hommage - à Fahey celui-là - qu'avait rendu le guitariste israëlien Yair Yona, le morceau s'appelle "Floodgate Opens to Allow a Ship to Come Through (As It Carries the Passenger Fahey On It)", je te recommande l'écoute si tu ne connais pas, il y a un très beau drone qui émerge de la mélodie acoustique. Quant à tes utilisations de pistes supplémentaires, on sent qu'elles sont faites avec parcimonie, ça les rend très bienvenues - pour moi ! - ça peut parfois être délicat d'incorporer d'autres éléments quand le cœur de la musique repose seulement sur une guitare. Une autre question pour toi, qui peut paraître un peu bête et anodine mais ça m'intéresse d'avoir ta réponse : pourquoi le choix de l'anglais ?

Pour le premier disque, alors que certains thèmes étaient composés, je cherchais comment les nommer et mes yeux se sont posés sur la tranche du livre "Louons maintenant les grands hommes" de James Agee : un texte écrit en 1936 qui décrit la misère en Alabama à cette période, illustré de photos de Walker Evans. J'en possède la traduction française et je me rappelais que les textes était beaux, poignants, très poétiques. J'ai commencé à sélectionner quelques bribes de textes afin de les utiliser comme intitulés de morceaux, et également pour le titre de l'album. Mais cela ne collait pas vraiment, l'album n'avait pas exactement la même allure qu'"Along the Road I Had Traveled" en s'appelant " Au long de la route que je venais de faire". Le fingerpicking étant un genre profondément américain, j'ai préféré utiliser les mots anglais originaux d'Agee. Pour "White Oak Blues", l'anglais s'est également imposé.

jamesagee

Par ailleurs, le morceau de Yair Yona que tu mentionnes est très beau, j'aime beaucoup l'album "Remember" dont il est issu, ce disque est superbement enregistré !

Utiliser l'anglais t'inscrit dans la tradition américaine effectivement. Et j'en viens à l'une des mes dernières questions : est-ce que tu te sens appartenir à une "scène" ? Physiquement, "IRL", j'imagine que tu ne dois pas côtoyer beaucoup de guitaristes fingerpickers français (mais je me trompe peut-être, dans ce cas corrige moi! - et donne moi des noms ça m'intéresse). Comment est-ce que tu te sens exister en tant qu'artiste solo par rapport au collectif, est-ce quelque chose qui te préoccupe ?

Il y a des guitaristes de grande qualité en France, par exemple Raoul Vignal ou Lonny (que j'ai découverte récemment en première partie de Studio Electrophonique), mais je n'ai pas encore croisé le chemin de guitaristes aux compositions uniquement instrumentales, sauf Guillaume Couvelaire que j'avais vu jouer dans un jardin de Pantin en 2017 (il ouvrait pour Daniel Bachman et c'était organisé par "La Chaise et le Tabouret", une super orga de concerts d'instruments à corde).



Je n'ai depuis plus jamais vu passer le nom de Guillaume Couvelaire, c'est dommage parce que son concert était très bien ! Je sais qu'il existe une scène "old timey" en France, dans laquelle évoluent pas mal de groupes et artistes. Je pense particulièrement au trio Fierce Flowers, qui se décrivent elles-même comme un mélange entre l'Americana et la chanson française, et qui ont sorti récemment un bel album, "Mirador", sur lequel elles jouent de la guitare folk, de la contrebasse, du violon et du banjo. Je n'ai pas l'impression d'appartenir à cette scène, n'y évoluant pas physiquement, et cela ne me préoccupe pas véritablement. Je suis probablement un peu trop casanier parfois donc je n'ai pas encore rencontré "IRL" des artistes de ma famille musicale. J'ai d'ailleurs joué très peu de concerts jusqu'à présent, deux pour être précis, dont une super soirée du festival Sulfure, avec Chantal Acda. J'aimerais jouer mes nouvelles compositions en public, mais en ces temps incertains, il est évident qu'il va se passer de longs mois avant que les concerts puissent reprendre. 

Je te souhaite pouvoir revenir aux affaires "live" dès que possible, courage pour la suite. Avec tout ça on arrive à la fin des questions que j'avais à te poser, je vais te laisser le mot de la fin ! S'il y a quelque chose dont tu souhaitais parler et que je n'ai pas abordé, c'est le moment !

Petite anecdote pour conclure : j'ai participé brièvement à XSilence à ses débuts en 2002. J'y ai partagé quelques chroniques, essentiellement de disques de post-rock. C'est assez plaisant et réconfortant de voir que le graphisme du site est toujours le même, 18 ans après. J'en profite donc pour souhaiter longue vie à XSilence, ainsi qu'à ses lectrices et lecteurs !




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