Léo Svirsky

Heights In Depths

Heights In Depths

 Label :     Catch Wave Ltd 
 Sortie :    vendredi 11 novembre 2016 
 Format :  Album / CD   

[Chronique en aveugle #28] Le rédacteur ne savait rien de l'identité de l'artiste dont il a chroniqué le présent album.


"La musique seule peut parler de la mort." (André Malraux)

"Ma vie, c'est l'accordéon." (Yvette Horner)

Tout commence par un accord complexe soutenu à l'accordéon. Un drone très épais, et dissonant. On découvre tout un jeu de textures, de cycles différenciés qui rappelle l'exploration menée par l'instrumentiste expérimentale Pauline Oliveros (il faut absolument écouter Accordion and Voice de 1982 qui est une véritable préfiguration de cet album).

Direct, nous voilà donc immergés dans le credo du minimalisme : MOINS C'EST PLUS. Faut se mettre en condition.

Quelques courtes pauses rendent compte de l'espace (vaste) dans lequel l'instrument est enregistré. Ça sent l'église, ou le parking désaffecté. Après quelques minutes de drones bien secs, on s'aperçoit de légères variations, d'un travail moléculaire qui réclame une attention d'écoute toute particulière. Ne pas entendre, mais réellement ÉCOUTER. Autre credo.

L'improvisation s'articule autour de deux accords dissonants qui se suivent comme pour concocter une étrange musique modale. Une atmosphère d'angoisse presque religieuse s'instaure. L'air s'alourdit. Au bout de dix minutes, une pause. On réalise alors la dimension vraiment artisanale de l'enregistrement (souffle et craquements). Puis c'est un registre plus aigu qui prend le relais et malmènent sérieusement la cochlée. De curieuses irrégularités nous laissent soupçonner que l'instrument est peut-être soumis à de discrets traitements électroniques. Idéale bande-son pour un film d'horreur passé au ralenti, en tout cas.

Peu à peu, les dissonances se font toujours plus intrusives et deviennent réellement éprouvantes sur un plan physique (souffrant de virulents acouphènes, je ne peux ici qu'entendre le calvaire infini et infernal de certaines personnes plus touchées que moi). Ça monte plus encore dans les aigus et on touche alors de curieuses fréquences qui malmènent l'espace acoustique, et nous avec... Les accords s'effacent au profit de notes très élevées, jusqu'à une ultime, douloureuse au possible.

La Monte Young, père du drone, s'était inspiré autant du tempura hindou que des vrombissements des centrales électriques. Ici, on est plus proche de l'électricité... Mon crâne a mal. Je vais prendre un cachet pour corriger mes céphalées, avant d'écouter la seconde et dernière impro.


Deuxième improvisation donc, nettement plus classique celle-ci, tant les registres sont bien moins dissonants. Le drone a laissé place à des mélodies et des enchaînements d'accords. On respire, même si la tonalité est sombre, triste, pluvieuse : une atmosphère d'épuisement. Ça fleure bon l'abattement, certes. Ou bien l'incomparable onctuosité de la boue en Europe de l'est, en hiver, pendant la guerre froide. Voire un enterrement célébré par des morts-vivants et filmé par Belà Tarr, pourquoi pas non plus. Mais le message est plus humain, moins hermétique, que la première impro. Là, c'est vraiment une prière. Un déchirant appel. Ce pourrait très bien être un orgue, au lieu d'un accordéon, qui interprèterait un In Memoriam dans une chapelle abandonnée... Des rats. Un pantalon troué. Une mèche collée au front. Un regard vague. Des souvenirs, des images émergent, en fonction de l'intensité émotive qui s'intensifie et retombe, un peu comme une valse aérienne et désespérée. Aucun thème ici, mais plutôt des suites d'accords suivant une méditation et les sinuosités d'un sentiment "travaillé" de l'intérieur. Une curieuse beauté lumineuse émerge, comme enveloppée dans de la grisaille ; elle danse, devient ritournelles, et envoûte "quelque chose" en nous, de très enfoui. L'adhésion est bien plus sérieuse, moins intellectuelle ou de "bonne volonté". On est touché. Un accord s'instaure entre, d'un côté le drame sonore qui résonne, et de l'autre, le notre, de drame, qui, lui aussi, "se joue", d'une certaine manière... Nous voilà tout bercé de notre malheur qu'est notre condition d'humain à la chair non pérenne. Memento Mori, comme on dit.

Ça rappelle les passivités magnifiques, toutes ouvertes sur la mort, de Molloy, infirme personnage imaginé par Beckett : "Et je note ici le petit coup au cœur que j'eus une fois, chez moi, lorsqu'une mouche volant bas au-dessus de mon cendrier, y souleva un peu de cendre, du souffle de ses ailes. Et je devenais de plus en plus faible et content. Depuis plusieurs jours je ne mangeais plus rien. J'aurais pu trouver probablement des mûres et des champignons, mais cela ne m'intéressait pas. Je restais toute la journée étendu dans l'abri, regrettant vaguement le manteau de mon fils."

Voilà l'ambiance!

Et puis vient un accord, tenu par l'accordéon, comme au début, en un drone, sauf que là, toute la dimension sentimentale est évidente, lumineuse – comme des éclaircis suivant un orage.

Un disque radical, puissant, intense, violent, exigeant. Faudrait l'écouter souvent, dans des moments de solitude. C'est une musique qui doit accompagner. Elle est vivante. Faut la laisser venir à soi, s'approcher. Même si elle est étrange, éprouvante, et grise.


Bon   15/20
par Toitouvrant


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